martes, 26 de abril de 2011

"La Tête de Cristal" de Pierre-Guilhem Lapeze (Les cerfs-volants de Kaboul)


Extrait : Les cerfs-volants de Kaboul

         Je quittais l’ambassade avec le même taxi qui m’avait amené et qui était revenu après qu’on l’ait chassé. Il m’avait attendu plusieurs heures,  sûr que j’en sortirais avec de l’argent. Je m’assieds dans son taxbar et lui dit « First Ansari pharmacie and after Hindu Kusch hôtel »[1]
         Manana es otro dia...[2]
         C’est maintenant qu’il fallait prendre une décision... Et puisque la mort ne voulait manifestement pas de moi il fallait que je fasse quelque chose d’intelligent pour ce qui restait de ma vie, pendant que le taxi roulait. 
         Je regardais le paysage et découvris qu’en fait Kaboul était une plaine pas très grande entourée de collines, de très nombreuses collines couvertes de petites bâtisses faites de briques et de boue et toutes construites autour d’une cour.

         La tête levée, je m'aperçus après un bref éblouissement que le ciel était rempli de cerfs-volants de toutes les tailles, de toutes les couleurs, certains en forme d’animaux, d’autres avec des inscriptions et, chose étrange, certains piquaient brusquement vers le sol  et disparaissaient.
         La chose m’intrigua à un point tel que je rompis le silence qui s’était instauré entre nous par ma volonté, j’avais envie d’être tranquille, et  je demandais au chauffeur, en réunissant mes trois mots de Farsi (Persan), mes quatre d’Ourdou et en faisant prendre la mayonnaise avec quelques phrases de  Pidgin, c’est-à-dire de l’anglais tellement simplifié qu’il était compréhensible par la moitié du genre humain, de quoi s’agissait-il.
         Il se lança dans de longues explications d’où petit à petit il ressortit une histoire que je trouvais merveilleuse. Soudain nous passons devant la "Ansari pharmacie" et je lui hurle :
         « Stop! »
         Il se gare et je sors en courant et en lui criant :
          "Five minutes"[3]
          Je rentre dans ledit estanco, lui agite cent dollars sous le nez du pharmacien et lui demande de me préparer trois bouteilles de Coke, vingt de morphine et une vingtaine de seringues en plastique jetables, du coton et des ampoules d’eau distillée. Pendant qu’il s’exécute, je lui demande en prime si je peux me faire un shoot dans son arrière-boutique dans laquelle je pénètre sans attendre l’autorisation.
          Je m’installe, sors une cuillère de ma poche, casse deux ampoules d’eau distillée et y dépose quatre pastilles de trente-deux mg ; je sors un briquet d’une autre poche pour les faire fondre et je m’envoie le tout, encore cette brûlure au début vraiment désagréable et ensuite la chaleur douce.
         J’appelle le pharmacien et lui prends des mains le sac en papier dans lequel il a mis les produits, j’ouvre une bouteille de Cocaïne Merck et me prépare une ligne à faire pâlir d’envie tous les camés du monde... Je me sens léger comme un pinson et  retourne dans le taxi avec mon paquet.  Pas inquiet le mec, il m’attendait tranquille.
         Revenons à l’histoire merveilleuse, mais avant, je lui demande où on peut acheter un cerf-volant ; c’est assez laborieux, puis il hèle un gamin par la fenêtre de son taxi et réclame vingt  afghanis. C’est un peu cher, mais je les lui file en lui disant de tout donner au gamin quand il reviendra ; celui-ci rapplique au bout d’un quart d’heure avec un superbe cerf-volant en forme d’aigle et une très longue ficelle en nylon.
         Bon, je vais essayer de vous raconter l’histoire :
         Tous les ans à une date fixée par la tradition et la lune, chaque jeune homme en âge de se marier a le droit, avec l’aide du Tout-Puissant, du vent et de la chance ainsi que de son adresse, de tenter d’avoir la fille dont il rêve en faisant tomber le cerf-volant au préalable confectionné de ses mains dans la cour de la maison de la belle qu’il convoite.
         S’il réussit, personne ne pourra lui refuser sa main, ni ses parents, ni personne.
         L’exercice, vous vous en doutez, n’est pas aisé, même avec l’aide d’Allah le miséricordieux. C’est pourquoi les prétendants n’oublient pas de bien marquer leur cerf-volant de leur nom et d’un verset du Coran, comme cela personne n’osera les détruire.
         L’histoire affirme que certains auraient coulé des jours heureux avec leur Shéhérazade.
         La coke montant à vitesse grand V, il me prend l’envie de tenter ma chance bien qu’étant païen. Je demande au chauffeur de me trouver un gosse qui sache manier un cerf-volant, qu’il y aurait une bonne récompense. Il s’arrête et me dit « laisse-moi faire ». Il marche vers un groupe de gosses et un long conciliabule s’engage.
         Finalement il en ramène un qu’il tient par la main et le fait monter dans le taxi, le laisse nous guider vers une colline à sens inverse du vent. Je me refais un sniff vite fait, et nous arrivons sur une petite place de terre battue. Nous nous arrêtons là. Le gosse descend avec moi, le taxi va se garer pour attendre que j’ai fini mon délire.
         Sur le cerf-volant, j'écris: “Crazy Frenchman looking for Shehérazade          Hindu Kusch Hôtel".[4]
         J’avais un peu perdu le sens des réalités : imaginez-vous  une jeune Afghane en burkha se pointer à l’hôtel Hindu Kusch et demander : 
         «Où est mon mari ?»
         Non mais ça  va pas la tête !!!  
    Le gamin se met à courir et mon messager s’élève dans le ciel poussé par le vent, il me tend le fil en me faisant comprendre par geste que c’est à moi de jouer maintenant.
         Je laisse la bête flotter au gré du vent, je me refais un sniff sur le creux qui se forme sur la main quand on tend le pouce vers l’extérieur. Je suis tellement heureux de faire enfin quelque chose de dingue, plein de poésie comme dans mes rêves d’adolescent, que d’un coup je casse le fil en deux et le cerf-volant tombe à pic vers un ensemble de maisons difficiles à distinguer de loin.
          Le gamin met sa main dans la mienne et nous restons un bon moment assis à regarder le soleil tomber sur la ville, bref instant de bonheur, insaisissable, furtif.
          Je ressentais le cerf-volant comme le symbole de ma génération, comme une métaphore tactile, porté et poussé par le vent, allant à son gré et virevoltant comme une plume, montant très haut  et parfois pris par de petites ou grandes tornades, aspiré sans contrôle, faisant mille tours merveilleux, puis soudain tombant en vrille brusquement de très haut et souvent définitivement...
         Il commençait à faire froid et nous rentrâmes dans le taxi. Avant, je lui glissai cinquante afghanis dans la main en mettant le doigt sur ma bouche pour qu’il comprenne que c’était pour lui et personne d’autre. Ces pauvres gosses étaient tellement habitués à donner à des grands l’argent qu’ils grappillaient qu’ils n’osaient pas le garder pour eux.
          De toutes les histoires que je raconte dans « La tête de cristal », celle-ci est la seule, dont à la réflexion,  je ne suis pas absolument sûr qu’elle se soit réellement passée comme je vous l’ai conté, peut-être en fait une fois la came en ma possession, suis-je allé dans une maison en ruine me fracasser la tête en regardant ces fameux cerfs-volants.
         Mais honnêtement je ne crois pas, en plus je préfère la croire authentique, je la trouve digne d’être raconté par Shéhérazade à son calife dans « Les mille et une nuits »,  elle est vraiment jolie, bien qu’un peu mélancolique.
         Finalement le restaurateur afghan qui tient boutique en bas de la rue m’a confirmé la véracité de l’histoire en me disant que cela remontait à la nuit des temps. Ça m’a remonté le moral, vraiment. J’suis pas encore jobard, et c’est tant mieux.



[1]  « D’abord à la pharmacie Ansari, ensuite à l’hôtel Hindu Kusch ».
[2]  Demain est un autre jour.
[3] « Cinq minutes »
[4]  Français cinglé cherche Shéhérazade, Hindu Kusch Hôtel.

No hay comentarios:

Publicar un comentario