"La Tête de Cristal" de Pierre-Guilhem Lapeze (Là où ma vie a basculé)

Extrait: Là où ma vie a basculé

Le mien était à Formentera où je vivais comme un pacha et où, par le plus grand des hasards, je m'étais transformé en pêcheur sous-marin, en musicien semi  professionnel et patron d'un bar "Las Ranas" où fut tourné une bonne partie du film « More ».

         A l'époque Barbet Schroeder me réservait le bar pour des soirées très privées où toute l'équipe venait passer des nuits démentielles qui se finissaient en général à cinq heures du matin et où un nuage bleu de shit flottait à deux mètres du sol et le reste dont à l'époque j'ignorais jusqu'à l'existence.

         Je vivais tranquille comme baptiste qui aurait fait ses prières en prenant des hosties à la mescaline, au peyotl, à la psylo et au LSD et en fumant le meilleur shit du monde du Cashmere ou du Mazari-Sharif. J'étais surtout un excellent percussionniste. Jusqu'au jour où une fille brune et bouclée comme un mouton, Virginie, qui avait été ma maîtresse pendant un bon moment vint me voir à la nuit tombée, pour sûr envoyée par le diable.

         En compagnie d'un mec pas net aux cheveux longs et sales, elle me dit tout doucement :

         « Pierre, il faut absolument que tu lui donnes deux ou trois comprimés de Palfium ; je sais que tu en as, je l'ai vu dans ton placard. Il est très malade, en manque d'héroïne et il se shoote au moins dix fois par jour. Pour lui c'est l'horreur, aide-le, fais ça pour moi ».

         Je lui réponds :

         « Je ne sais vraiment pas de quoi tu parles, je ne prends pas des trucs qui pourraient me mettre dans l'état où est ton pote, je ne suis pas dingue, et je sais ce que j'ai comme médicament ».

          « Tu paries ? »

          Et elle va dans le placard et sort une boite avec Palfium cinq mg écrit dessus. Là je me souviens, un jour en revenant de pêcher avec ma moto, une Bultaco Matador deux cent cinquante centimètres cubes, j'avais pris froid au cou et je m'étais chopé un torticolis carabiné. Et comme j'étais dans la capitale de l'île si l'on peut dire pour une église, trois tiendas et vingt maisons paiès plus cinq ou six fondas.

        Je me rendis chez le médecin du village dont les mauvaises langues disaient que c'était un ancien infirmier des phalanges franquistes qui l'avaient nommé médecin après la guerre pour services rendus au Caudillo avec interdiction d'exercer en dehors de l’île.

         Celui-ci, croyant que je venais acheter une ordonnance de Palfium, m'en établit une. J’allais immédiatement chez le pharmacien, qui, étonné, me demanda si j'allais bien et ajouta qu'il savait qu'un torticolis pouvait être très douloureux.

          Pourquoi est-ce que je fais cette parenthèse, parce qu’à l'instant je réalise que c'est là que ma vie a basculé. Eh oui, si cette Virginie de malheur ne m'avait pas présenté ce mec ce soir là, ma vie aurait certainement été différente et comment!!! Vous me direz que si ce n'était pas elle, ça aurait été une autre... sans doute, mais je n'en suis vraiment pas sûr.

         Bien sûr le hasard absolu pour moi n'existe pas. Pourquoi ce que nous ne pouvons pas voir ou comprendre n'existerait pas réellement comme le reste, c'est un non-sens, un paradoxe. Mais il y a certains faits, des concours de circonstances qui font que quelque chose advient ou pas et l'on n'y peut rien changer... D'où sans doute l'impossibilité de ne pas intégrer Dieu ou plutôt son concept dans  certaines équations mathématiques supérieures  (Dixit Stephen Hawkins).

         Ladite Virginie me supplia de lui donner deux comprimés de Palfium cinq mg, ce que je fis tellement ce couple maudit m'énervait. Puis au bout de vingt minutes le mec nommé X, c'est pas pour faire le mystérieux mais je me souviens pas de son blaze, quelque chose comme Gérald enfin peu importe... se met à me raconter une histoire de fou où il me demande de lui donner ma boîte de Palfium dont je n'ai rien à faire... Contre ça il me propose de l'accompagner à Marseille et d'acheter un kilo de blanche pour la somme dérisoire de dix mille francs et en échange  je lui passe le sien  (le kilo) à la frontière.

         Je lui réponds que ça n'est pas mon truc et que je ne saurais qu’en faire, mais il insiste tellement en me faisant miroiter qu'on peut se faire jusqu'à dix fois la mise. Evidemment c'est toujours tentant... Je lui dis qu'il faut que j'en parle à un ami et que je lui donnerai une réponse demain. Ce qui me gêne le plus dans l'histoire c'est les vibrations que ce mec dégage.

         Je cède quatre cachets à Virginie en lui recommandant de ne lui en donner que lorsqu'il est vraiment malade et de ne pas passer avant-midi le lendemain. Ils s'en vont et je m'habille pour aller faire un tour à la Tortuga, un bar de nuit, le seul de l’île où je suis sûr de trouver Georges à cette heure-ci. Je gare ma moto et trouve mon Georges en train de draguer une poulette pas mal du tout en buvant des Piñas Coladas.

         Je lui fais un grand bonjour, on se tape trois fois dans la main, la dernière avec le poing. Je lui fais comprendre que j'ai à lui parler mais qu'il y a pas le feu.

         Je me commande la même chose que lui, avec en prime un gâteau au chocolat. Je m'assieds pour déguster mon truc et ayant bien fumé, je regarde le paysage... Il y a bien une ou deux filles pas mal mais je n'ai vraiment pas la tête à ça.

         Je fais signe à Georges qu'il se débarrasse vite fait de la jolie poulette :

         « Qu'est-ce qui se passe pour que tu me déranges en plein travail? ».

         Je lui explique brièvement l'histoire, il prend un air songeur :

         « C'est pas possible  pour ce que j'en sais, mais je ne sais pas tout...Qu'est-ce que tu risques à aller voir? »

         « OK, j'y vais et je reviens dans quelques jours ».

         « Tu goûtes, plus c'est amer, plus c'est bon ».

                   Fort de ce conseil, je me mets en route, le plus tranquillement du monde.